La mort est ici examinée du point de vue de l’éthique traditionnelle. Nous présentons d’abord de manière générale les différentes conceptions de la mort dans la tradition chinoise, selon le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme ainsi que leurs origines en lien avec l’organisation sociale. Dans le cadre de cet article, nous nous bornons à montrer de quelles manières, avec quels outils théoriques et pratiques ces traditions tentent de répondre à l’angoisse de la mort dans la Chine ancienne et moderne.
Dans la tradition chinoise, la mort constitue le point final d’un processus dont la naissance est le point de départ. Contrairement aux religions occidentales monothéistes, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme chinois n’ont pas pour premier objet la transcendance divine ni même le goût du sacré. C’est pour accéder au bonheur dans le monde que le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme ont œuvré et mené de nombreuses réflexions. Chaque courant part de ses propres croyances pour interroger l’articulation de la mort avec la vie, la famille, la société, la nation, l’univers etc. En effet, et c’est un des points spécifiques des traditions chinoises, la question de la mort ne cesse d’être interrogée et travaillée, dans la mesure où on considère que c’est une vision claire de la mort qui permettrait de mieux vivre ou tout au moins de s’éloigner du malheur en se rapprochant du bonheur.
La logique d’alternance du confucianisme
Le premier point de rationalité : la logique d’alternance.
Selon le confucianisme, la mort est un phénomène empirique. Confucius établit sans aucun artifice que « Tout être humain mourra et les morts seront retournés à la terre. » - Mr Dai Shen (Dynastie de Hans Occidentaux), Livret de Rites : discours funèbres (礼记•祭文), Beijing, C (...)
Xun Zi, ou Siun Tseu (313 av. J.-C. – 238 av. J.-C.), autre grand penseur de l’école confucéenne, insiste également sur la mort considérée comme un terme à la vie : « la mort est le point final de l’être humain. » - Xun Zi (Période des Royaumes Combattants), Xun Zi, trad. Yang Liang (Dynastie des Tang), Shanghai, (...)
Ces deux propositions sont représentatives d’une part de la pensée confucéenne sur la mort. En effet, si la mort est effectivement un évanouissement, un arrêt, une fin, elle s’inscrit aussi dans un cycle – ce qui permet de se soumettre à une logique de transformation. La vie et la mort sont en réalité deux états en un. La perspective confucéenne développe une logique d’alternance : lorsque quelqu’un naît, un autre meurt. Ceci correspondant d’ailleurs à la typologie dualiste du Yin et du Yang : de la naissance représentée par le Yang à la mort représentée par le Yin, le processus de transformation naturelle est irréversible. Ce fatalisme confucianiste est un stabilisateur. Il est une des méthodes chinoises traditionnelles qui visent à se libérer de l’angoisse de la mort.
La peur de la mort peut aussi entrainer un désir d’immortalité : mais l’école confucéenne renonce à la croyance d’un monde post-mortem. Selon la pensée confucéenne, l’idée que « l’homme aime vivre plus longtemps et déteste mourir trop tôt »4 est partagée par tous les hommes. Ceci engendre des projections sur l’au-delà de la mort, projections permettant de rendre le trépas acceptable. La vie est une valeur centrale et la mort est vue comme le malheur absolu. L’immortalité étant impossible, l’école confucéenne se concentre sur la vie mondaine en intégrant la réalité des problèmes sociaux et la quête individuelle de l’au-delà, sans chercher à se préoccuper de l’existence d’un monde post-mortem. La vie sociale est structurée par des règles morales : selon Zen Zi, disciple de Confucius, « La Voie de notre maître consiste en la loyauté et en l’amour d’autrui comme de soi-même » - Confucius, Les entretiens de Confucius, Anne Cheng trad., Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 17.
La loyauté est ainsi la première règle régissant l’organisation hiérarchique : il s’agit d’une relation verticale qui exige le respect des normes établies. La deuxième est la tolérance qui concerne l’interaction individuelle : c’est une relation horizontale qui exige le respect des coutumes, le dénominateur commun demeurant la « bienveillance ». En effet, la bienveillance confucéenne est une sagesse. Confucius souhaite que tous les hommes s’aiment les uns les autres et évitent la rivalité qui les blessera tous. Pour parvenir à ce but – l’accession à une vie harmonieuse –, tous les individus doivent lutter contre leurs propres envies tout en respectant les normes sociales. La sagesse confucéenne développe une conceptualisation transversale de la mort et se met en quête d’un principe : celui de coexistence collective. Elle a pour objectif de déplacer la préoccupation individuelle pour le monde post-mortem vers le monde matériel, de façon à éloigner la souffrance qu’engendre la méconnaissance ou l’incertitude relatives au monde post-mortem.
L’esprit de sacrifice dans le confucianismeD’après Confucius, le meilleur moyen de transcender la mort est de développer la bienveillance. Ceci relève de la responsabilité d’un individu qui doit établir un objectif personnel pour sa vie. La bienveillance est une manière de se réaliser et de survivre au-delà de la mort. Pour cela on peut aller jusqu’à se sacrifier pour une cause juste. Confucius déclare : « Celui qui le matin a compris la Voie, le soir peut mourir content. » - Confucius, Les entretiens de Confucius, op. cit., p. 16.
Mencius (380 av. J.-C. – 289 av. J.-C.), un penseur chinois confucéen., une autre figure de l’école confucéenne, insiste sur la justesse d’esprit aussi bien que la justice : « Le vivre, c’est ce que je veux ; la justice, c’est aussi ce que je veux. Je me soumets à l’abandon de ma vie pour la justice lorsque je suis devant un seul choix. » - Mengzi, Mengzi, Nanchang, 21st Century Press, 2014, p. 288.
Confucius et Mencius imaginent de pouvoir se sacrifier en faveur de la morale, ceci débouchant sur l’accomplissement ou la réalisation personnelle. Pour Confucius, l’idéal de vertu subsume tous les autres : « Un gentilhomme d’idéal, un homme pleinement humain ne cherche jamais à sauver sa vie aux dépens de la vertu d’humanité. Il est des circonstances où il sacrifie sa vie, pour que s’accomplisse cette vertu. » - Confucius, Les entretiens de Confucius, op. cit., p. 78
Cette valeur est pour Confucius une solution visant à dépasser la peur de la mort : se perfectionner par la morale et se sacrifier pour la cause juste. De cette façon, l’individu atteint sa finalité ultime grâce à des comportements altruistes, tout en négligeant le départ physique du corps.
Confucius s’est rendu compte que dans la pratique, il valait mieux ne pas se soumettre au fatalisme vis-à-vis de la mort. Il faut donc opter pour un triptyque individuel (« la vertu, les mérites et la doctrine. Une fois ces trois points établis, la réputation individuelle perdurera et sera immortalisée » - Zuo Qiuming, Chunqiu-Zuozhuan:Xianggong·le 24e année (左氏春秋:襄公·襄公二十四年) [EB/OL], https://so.gushiwen. (...)) afin que les individus puissent transcender la mort. Le triptyque préconisé par Confucius s’offre comme un principe, orientant les comportements individuels, qui permet de faire face au fatalisme. De plus, l’école confucéenne met l’accent sur la valeur de l’individu en immortalisant son souvenir : l’identification des mérites permet d’inscrire les noms de famille dans l’histoire et d’honorer ainsi les ancêtres.
La transformation des préoccupations liées à l’au-delà en préoccupations terrestres relève d’une rationalité stratégique : d’une part, la conduite de l’existence individuelle ne repose plus sur la peur instinctive de la mort, mais sur une finalité idéologique fondée sur l’alternance, le sacrifice et la transcendance. D’autre part, elle procède d’une fonction à la fois idéale et utilitaire, en vue du fonctionnement social.
Contrairement au confucianisme, le concept taoïste de la mort est moins concerné par la valeur de la vie et accorde une grande attention au sens de la mort. Nous parlerons dans ce qui suit de trois points : la Loi de la nature, la libération pour transcender, et la quête d’éternité.
La loi de la nature taoïste
Pour l’école taoïste (JJL Duyvendak, Tao Te King de Lao Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu [EB/OL], https://www.tai (...)), l’homme doit vivre en fonction de la loi terrestre. La terre donne la vie à tous les êtres selon des états climatiques. Le ciel qui tourne au-dessus de nous selon le Tao ordonne le climat. Le Tao atteint sa finalité en suivant la nature. La loi taoïste s’impose comme un règlement à caractère naturel. Rien n’agit au-delà de la nature. Le Tao est un état indépendant.- Luo Zhongshu, Pensée de Chong Xuan : une étude de la méthode et de l'épistémologie de Cheng Xuanyin (...)
Le monde n’est constitué de rien et n’interagit pas dans les rapports interpersonnels.
Cette philosophie peut aussi s’appliquer dès lors qu’on aborde la question de la mort. Les individus doivent aimer la vie et aspirer à l’immortalité, mais sans cupidité. Car la cupidité engendre immanquablement la faute. Pour Zhuang Zi (Zhuangzi ou Tchouang-Tseu (369 av. J.-C. – 286 av. J.-C.)) est un penseur chinois du taoïsme. autre figure de l’école taoïste, les hommes n’ont ni corps ni énergie (souffle) avant d’être nés. C’est sous l’influence du Tao que l’on constate une évolution de la source vivante vers une forme corporelle et enfin un être humain. La mort et la vie sont le changement d’une période à une autre tout comme les quatre saisons. Il s’agit d’un mouvement spontané en fonction des lois de la nature. De la vie à la mort ou de la mort à la vie, ce n’est pas un sens unique, mais une voie (Tao) double. Ainsi, l’école taoïste met en valeur la notion de repos. À la différence du triptyque confucéen, l’école taoïste repose sur une attitude naturelle : la mort ou la vie sont arrangées par le ciel, et la mort est le moment du repos
La libération pour la transcendance
La rapidité de la vie est génératrice d’angoisse. L’homme est souvent confronté à une menace naturelle ou à un risque social sans issue, comme le rappelle Zhuang Zi : « On est né d’une peur qui tient jusqu’à la mort. »- Zhuangzi, Zhuangzi, Nanchang, 21st Century Press, 2014, p. 167.. Mais alors pourquoi tient-on tellement à cette vie pleine de douleur ? Les taoïstes prennent la mort comme repos et considèrent que l’avènement de la mort est précisément le meilleur moment pour se reposer. Le concept taoïste de « prendre la mort comme un intérêt » est complètement une attitude naturaliste.
C’est une vision pessimiste qui amène les individus à se précipiter vers une issue qu’offre la mort en termes de libération. La libération permet de se dégager des contraintes mondaines sans nécessairement rechercher la vérité ou le sens de la vie. C’est ce que préconise l’école taoïste : l’apprentissage du savoir vivre. Celui qui comprend les changements naturels sans perturbation est qualifié par Zhuang Zi de « Cai-Quan ». Cai-Quan est celui qui vit dans le bonheur et meurt dans la tranquillité. Il peut aller au-delà de la mort. L’objectif est non pas de susciter le désir des hommes en vue de chasser la mort, mais plutôt de leur permettre d’accéder à un esprit calme et tranquille. Il s’agit de se hisser vers le détachement spirituel notamment à travers l’éloignement de préoccupations engendrées par un monde complexe et plein de mutations imprévisibles.
L’école taoïste propose cependant des techniques pour échapper à l’enchevêtrement du monde mortel : régimes diététiques, gymnastique, etc., mais également utilisation d’élixirs divers. Pour cultiver son énergie vitale on peut aussi consommer des « pilules d’immortalité ». Ces pilules devaient être fabriquées dans des espaces précis, dans des fourneaux spécifiques et des marmites exclusivement en terre cuite, contenant par exemple du sel gemme et des poils de chèvre. Les pilules étaient fabriquées à partir de huit substances, parmi lesquelles du cinabre, du réalgar, de l’orpiment et du sulfate de zinc - « La pilule de l’immortalité », Revue d’Histoire de la Pharmacie, 145, 1955, p. 124-125.
Une autre façon d’être immortel consiste à ne pas considérer la mort comme un décès : le corps est mort, mais la vie demeure éternellement. Dans le monde physique, la vie ou la mort sont des états temporaires dans une infinité de changements. Si l’on veut se débarrasser de la mort en quelque sorte, se libérer des souffrances et des douleurs, il est nécessaire de se concentrer sur le monde spirituel : nous pouvons ainsi négliger ou oublier la joie ou le bonheur. C’est une expérience psychologique qui ressemble à la méditation zen : une concentration sur soi-même pour dépasser le monde matériel et par la suite se sublimer dans un monde éternel.
La philosophie taoïste est donc une position métaphysique cherchant à échapper à la dialectique de la vie et de la mort.
La délivrance des souffrances
Lorsque le « petit véhicule ( Petit véhicule : traduction de l’expression sanscrite « hīnayāna », désigne les école anciennes du (...))» bouddhiste est introduit en Chine avec sa spécificité de viser à la libération de la peur individuelle, on constate que celui-ci s’adapte assez bien avec le « grand véhicule » (Grand véhicule : traduction d’un terme sanscrit « mahāyāna »), dont l’objectif consiste à aider les hommes à se débarrasser de la panique face à la mort. Pour le bouddhiste chinois, la quotidienneté, la vieillesse, la maladie, la mort, la haine, la séparation et la perte produisent des souffrances. Se délivrer de la souffrance signifie la libération définitive de l’âme individuelle. Le processus d’élimination passe par l’appréhension, la pratique et la méditation.
Le bonheur et la douleur accompagnent toute la vie et produisent à la fois un désir de longévité ainsi que l’angoisse de la mort. Pour faire face aux douleurs engendrées par la concurrence, le bouddhisme souligne qu’il n’est pas nécessaire pour l’homme de chérir sa vie ni de la prolonger, car le malheur est constant et le bonheur inconstant. Le bouddhisme a donc exagéré les souffrances de la vie afin de dissiper les craintes liées à la mort et les pathologies sociales de l’individu. C’est une sagesse qui tend à montrer que la vie n’est pas aimable.
La réincarnationLes trois derniers sont des espaces maléfiques alors que les trois premiers sont des espaces bénéfiques. La vie s’efface et revient en une continuité circulaire : le cycle consiste en une succession de moments terrestres, dont la qualité est liée au vécu précédent. Cette successivité par paliers doit apporter la sagesse au fur et à mesure des incarnations, c’est ainsi que l’individu peut aboutir à l’univers de Bouddha, l’univers des dieux où toute personne est éternelle.
Comme le désir est destructeur et aveugle, on doit l’éloigner de soi. Pour cela, il faut respecter certaines règles : d’un côté, il faut ne pas travailler, ne pas s’enrichir et ne pas se soumettre à la sexualité ; d’un autre côté, il convient de traiter les autres avec bonté et pratiquer la méditation. Ces pratiques selon les bouddhistes permettent de sortir du cycle des réincarnations dans la mesure où elles amènent à une meilleure compréhension de soi, de la destinée humaine, tout en renforçant l’esprit pour éteindre le désir.
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